LA DÉCOUVERTE
Eragon mit un genou à terre. Il examina avec des yeux d’expert le lit de roseaux piétinés. Observant les traces laissées par l’animal, le garçon déduisit que sa proie était passée par là une demi-heure plus tôt, qu’elle était de petite taille et qu’elle boitait de la patte avant droite. Il ne devrait pas tarder à lui tomber dessus. Cependant, elle avait réussi à rester avec son troupeau jusque-là, ce qui témoignait d’une belle endurance : Eragon était stupéfait qu’elle n’ait pas encore été dévorée par un loup ou par un ours.
Il se relança à ses trousses. Le ciel était sombre, quoique dégagé. Une brise légère soufflait. Un nuage opalin couronnait les montagnes environnantes. Entre les pics filtrait la lueur rougeoyante qui nimbait la pleine lune. Des torrents coulaient le long des parois, fruits de la fonte des glaciers majestueux et des sommets enneigés qui scintillaient dans la pénombre. Un brouillard mélancolique s’étendait dans la vallée. Il était si épais qu’on ne voyait presque pas le sol.
Eragon était habitué à ces conditions climatiques. Il connaissait les aléas de la chasse sur le bout des doigts. Il avait quinze ans. Dans douze mois, il atteindrait l’âge d’homme. Des sourcils foncés surmontaient ses yeux marron au regard intense. Ses habits étaient usés par le travail. À sa ceinture pendait un couteau de chasse à poignée d’os. Une peau de daim protégeait de l’humidité un arc en bois d’if et un carquois ; un sac à armature de bois complétait son attirail.
La traque avait entraîne Eragon sur la Crête, une chaîne de montagnes sauvages qui bordait l’Alagaësia à l’ouest. On colportait d’étranges légendes sur ces contrées, d’où descendaient parfois des hommes bizarres, d’allure peu engageante. Pourtant, Eragon n’avait pas peur de s’aventurer sur la Crête. Il était le seul chasseur de la région de Carvahall à oser poursuivre le gibier jusque dans les recoins escarpés de ces montagnes.
Mais, cette fois-là, il en était à sa troisième nuit de chasse et avait déjà englouti la moitié de ses provisions. S’il ne rattrapait pas la biche, il devrait rentrer chez lui les mains vides. Or, à la maison, on avait besoin de viande, et vite : l’hiver approchait à grands pas, et il n’avait pas les moyens d’acheter au village de quoi subsister.
Debout dans la lueur cendrée de la lune, Eragon était confiant. Il se dirigea vers un vallon niché dans la forêt, convaincu que la biche et ses congénères s’y étaient réfugiés. Les cimes des arbres empêchaient de voir le ciel et projetaient sur le sol des ombres plumetées. Le garçon ne regardait plus que de temps en temps les traces laissées par sa proie : il savait où aller.
Une fois dans la cuvette, trois flèches dans la main droite et trois autres dans la main gauche, il banda son arc d’un geste sûr et encocha une flèche. Sous le halo lunaire se dessinaient une vingtaine de silhouettes en train de paître. La biche que convoitait Eragon s’était détachée du troupeau ; sa patte avant blessée était tendue dans une position curieuse.
Le chasseur s’approcha lentement, prêt à tirer. Il allait vivre l’aboutissement de trois jours de quête ! Il inspira une dernière fois à fond… et une explosion troua la nuit.
La harde déguerpir. Eragon bondit en avant dans l’herbe haute, tandis qu’un vent torride lui frôlait la joue. Il s’arrêta pour décocher sa flèche vers la biche en fuite. Celle-ci fit un brusque écart, et le trait manqua sa cible d’un doigt avant de se perdre dans la pénombre en sifflant.
Eragon jura. Pivota. Encocha d’instinct une autre flèche. Derrière lui, là où la biche s’était tenue un instant plus tôt, il y avait un vaste cercle carbonisé. La plupart des pins avaient perdu leurs aiguilles. Autour, l’herbe était aplatie. Des volutes de fumée s’élevaient dans l’air, exhalant une odeur de brûlé. Au centre du cercle était posée une pierre bleue polie. Une brume sinueuse flottait sur l’endroit ; des fumerolles paraissaient sortir de la pierre.
Eragon se figea un long moment, les sens en alerte. Mais, alentour, tout était immobile ; seule la brume se déplaçait pesamment. Le chasseur relâcha son arc et s’approcha avec précaution. Sous la lune, son ombre pâle s’arrêta devant la pierre. Prudent, il la toucha du bout de sa flèche et sauta en arrière, pour voir ce qui allait arriver. Il ne se passa rien. Alors, d’une main décidée, il s’en empara.
Aucune pierre n’était naturellement aussi bien polie que celle-ci. Sur la surface bleu foncé, sans défaut, de petites veinures blanches dessinaient comme une toile d’araignée. La pierre était froide et lisse sous les doigts du garçon, telle de la soie rigide. De forme ovale, elle devait mesurer une trentaine de centimètres et semblait curieusement légère pour un spécimen de cette dimension.
Eragon la trouvait à la fois magnifique et inquiétante. D’où venait-elle ? Comment était-elle arrivée ici ? Une pensée encore plus troublante l’effleura : la pierre s’était-elle retrouvée là par hasard… ou exprès, pour qu’il la découvrît ? Des histoires du temps jadis, il avait appris au moins une chose : il ne fallait jamais traiter la magie – ni ceux qui s’en servaient – à la légère… même si elle ne se manifestait que sous l’apparence d’une pierre !
Bref, qu’allait-il en faire ? Et pourquoi s’en encombrer ? Il n’était pas exclu qu’elle fût dangereuse ! Eragon songea à la laisser sur place. Cela vaudrait peut-être mieux. Et peut-être pas. Une vague d’hésitation le submergea. Il faillit jeter la gemme par terre ; au dernier moment, il haussa les épaules et choisit de la garder. Avec un peu de chance, elle lui permettrait d’acheter de quoi manger. Aussi se résolut-il à la glisser dans son sac.
Le vallon étant trop exposé, Eragon retourna dans la forêt pour y passer la nuit en sécurité. Il installa sa couche sous les racines d’un arbre mort, mangea du pain et du fromage, puis il s’enroula dans ses couvertures en tournant et retournant dans sa tête ce qui venait de lui arriver…